« Non ! protesta Igraine, jetant un coup d’œil au dernier parchemin de la pile.
— Non ? fis-je poliment.
— Vous ne pouvez pas arrêter l’histoire ici ! Que s’est-il passé ?
— Nous sommes repartis, naturellement.
— Oh, Derfel ! s’écria-t-elle en repoussant le parchemin. Il y a des marmitons qui savent mieux que vous raconter une histoire ! Racontez-moi ce qui s’est passé. J’insiste ! »
Et je le lui racontai.
L’aube approchait. Le brouillard formait une toison si épaisse que lorsque nous réussîmes à descendre des rochers pour nous rassembler sur l’herbe au sommet du tertre, nous risquions de nous perdre au moindre pas de côté. Merlin nous fit former une chaîne, chacun tenant le manteau de celui qui le précédait. J’attachai le Chaudron à mon dos et nous descendîmes en file indienne au pied de la colline. Brandissant son bâton à bout de bras, Merlin nous conduisit au milieu des Bloodshields sans qu’aucun d’eux ne nous vît. J’entendais Diwrnach leur crier de se disperser, mais les cavaliers noirs savaient que c’était un brouillard de magicien et préféraient ne pas s’éloigner de leurs brasiers. Reste que ces quelques premiers pas furent la partie la plus dangereuse de notre périple.
« Mais, protesta la reine, nos récits disent que vous avez tous disparu. Les hommes de Diwrnach ont prétendu que vous aviez quitté l’île à tire-d’aile. C’est une histoire bien connue ! Ma mère me l’a racontée. Vous ne pouvez pas dire que vous avez filé, un point c’est tout.
— C’est pourtant ce que nous avons fait.
— Derfel ! fit-elle d’un ton de reproche.
— Nous n’avons ni disparu, expliquai-je patiemment, ni volé, quoi que votre mère ait pu vous raconter.
— Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda-t-elle, encore déçue de ma version par trop terre à terre.
Nous avons marché des heures durant en suivant Nimue qui possédait un don mystérieux pour trouver son chemin dans l’obscurité ou le brouillard. C’est Nimue qui avait conduit ma bande de guerre la veille de la bataille de Lugg Vale. Et maintenant, dans l’épaisseur du brouillard hivernal qui enveloppait Ynys Mon, c’est elle qui nous conduisait vers l’un des plus grands monticules herbus qu’eussent jamais aménagés les Anciens. Merlin connaissait l’endroit. Il prétendait même y avoir dormi des années plus tôt et il ordonna à trois de mes hommes de repousser les pierres qui en bouchaient l’entrée située entre deux levées de terres herbeuses qui faisaient penser à des cornes. L’un après l’autre, nous nous glissâmes à quatre pattes jusqu’au centre du monticule.
C’était un tumulus qu’ils avaient construit en entassant d’énormes rochers pour faire un passage central donnant sur six chambres plus petites. Puis les Anciens avaient couvert le couloir et les chambres de dalles de pierre avant de les ensevelir sous la terre. Ils n’enterraient pas leurs morts comme nous, pas plus qu’ils ne les abandonnaient à la terre froide comme les chrétiens. Ils les plaçaient dans des chambres de pierre où ils reposent encore, chacun avec ses trésors : des coupes de corne, des andouillers, des pointes de lance en pierre, des couteaux de silex, un plat de bronze et un précieux collier de jais monté sur un nerf en décomposition. Merlin nous demanda de ne pas déranger les morts, car nous étions leurs hôtes. Laissant les chambres mortuaires en paix, toute la compagnie se serra dans le passage central pour entonner des chansons et raconter des histoires. Merlin nous raconta que les Anciens avaient été les gardes de la Bretagne avant même l’arrivée des Bretons et ajouta qu’il était des endroits où ils vivaient encore. Il était allé dans ses vallées perdues des pays sauvages et s’était initié à leur magie. Il nous raconta qu’ils prenaient le premier agneau de l’année, qu’ils lui nouaient les pattes avec des rameaux d’osier et l’enterraient dans un pré afin de s’assurer que les autres agneaux naissent sains et robustes.
« Nous le faisons encore, dit Issa.
— Parce que vos ancêtres l’ont appris des Anciens, observa Merlin.
— Au royaume de Benoïc, ajouta Galahad, nous écorchions le premier agneau pour clouer sa peau à un arbre.
— Cela marche aussi. » La voix de Merlin résonnait dans le passage sombre et froid.
« Pauvres agneaux ! » fit Ceinwyn. Et tout le monde s’esclaffa.
Le brouillard finit par se lever, mais au cœur du tumulus nous n’avions guère de notion du jour ou de la nuit, sauf lorsque nous débarrassions l’entrée pour permettre à quelques-uns d’entre nous de se glisser dehors. Il fallait bien s’y résoudre de temps à autre pour éviter de croupir dans nos excréments. S’il faisait jour, nous nous cachions entre les cornes du tumulus pour observer les cavaliers noirs passer au peigne fin les champs, les grottes, les landes, les rochers, les cabanes et les petits bois d’arbres courbés par le vent. Ils poursuivirent leurs recherches cinq jours durant au cours desquels il nous fallut manger nos dernières provisions et boire l’eau qui suintait à travers le tumulus. Mais Diwrnach finit par conclure que notre magie était supérieure à la sienne et abandonna les recherches. Nous attendîmes encore deux jours pour nous assurer qu’il n’essayait pas de nous faire sortir de notre cachette, et enfin nous repartîmes. Nous ajoutâmes de l’or aux trésors des morts pour nous acquitter de notre loyer et, après avoir rebouché l’entrée derrière nous, nous avançâmes vers l’est sous un soleil hivernal. Une fois sur la côte, nous nous servîmes de nos épées pour réquisitionner deux bateaux de pêche et quitter l’île sacrée. Nous fîmes voile vers l’est et, aussi longtemps que je vivrai, je me souviendrai du reflet du soleil sur les ornements dorés du Chaudron et sur son épaisse panse d’argent tandis que les voiles loqueteuses nous conduisaient en lieu sûr. Nous chantâmes le Chant du Chaudron. Il arrive qu’on le chante encore aujourd’hui, bien qu’il fasse pâle figure en comparaison des chants des bardes. Nous débarquâmes à Cornovie pour traverser l’Elmet et rejoindre le Powys.
« Voilà, ma Dame, conclus-je, voilà pourquoi toutes les fables assurent que Merlin s’est évanoui. »
Igraine fronça les sourcils.
« Les guerriers noirs n’ont-ils pas cherché du côté du tumulus ?
— Par deux fois, mais ils ne savaient pas qu’on pouvait débarrasser l’entrée, ou l’esprit des morts les aura effrayés. Et, naturellement, Merlin nous avait jeté un charme de dissimulation.
— J’aurais préféré que vous vous soyez envolés, grommela-t-elle. Ça faisait une bien meilleure histoire. » Elle soupira après son rêve perdu. « Mais l’histoire du Chaudron ne s’arrête pas là, n’est-ce pas ?
— Hélas, non.
— Alors...
— Alors, je vous la raconterai le moment venu. »
Elle fit la moue. Aujourd’hui, elle porte son manteau de laine grise bordé de loutre qui la rend si jolie. Elle n’est toujours pas enceinte, ce qui me fait penser soit qu’elle n’est pas destinée à avoir des enfants, soit que son mari, le roi Brochvael, passe beaucoup trop de temps avec Nwylle, sa maîtresse. Il fait froid aujourd’hui et les rafales de vent qui s’engouffrent par ma fenêtre fouettent les petites flammes d’un âtre qui supporterait un feu dix fois plus important que ne veut bien me le permettre l’évêque Sansum. J’entends le saint gronder frère Arun, le cuistot du monastère. Le gruau était trop chaud ce matin, et saint Tudwal s’est brûlé la langue. Tudwal est un enfant, le compagnon de l’évêque en Jésus-Christ. Et, l’an dernier, l’évêque l’a proclamé saint. Le démon multiplie les pièges sur la voie de la vraie foi.
« Ainsi, c’était vous ? accusa Igraine.
— Moi ?
— Vous qui avez été l’amant de Ceinwyn.
— L’amant de toute une vie, Dame, avouai-je.
— Et vous ne vous êtes jamais mariés ?
— Jamais. Elle en avait fait le serment, vous vous souvenez ?
— Mais le bébé ne l’a pas déchiré en deux ?
— Le troisième enfant a failli la tuer, mais les autres naissances ont été beaucoup plus faciles. »
Igraine était accroupie près du feu, ses mains pâles tendues vers les flammes pathétiques.
« Tu as bien de la chance, Derfel.
— Et pourquoi donc ?
— D’avoir connu pareil amour. »
Elle avait l’air désenchanté. La reine n’est pas plus âgée que Ceinwyn quand je l’ai connue. Et, comme Ceinwyn, Igraine mérite un amour digne d’être chanté par les bardes.
« J’ai eu de la chance, je le reconnais. »
Devant ma fenêtre, frère Maelgwyn achève le tas de bois du monastère, fendant les troncs à l’aide d’une masse et d’un maillet et chante en vaquant à ses affaires. Il chante les amours de Rhydderch et de Morag, ce qui veut dire qu’il se fera réprimander dès que saint Sansum aura fini d’humilier Arun. Nous sommes frères en Christ, nous dit le saint, unis dans l’amour.
« Cuneglas n’était pas fâché que sa sœur s’enfuie avec toi ? voulut savoir Igraine. Pas même un petit peu ?
— Pas le moins du monde. Il voulait que nous retournions à Caer Sws, mais nous nous plaisions tous les deux à Cwm Isaf. Et Ceinwyn n’a jamais vraiment aimé sa belle-sœur. Helledd était ronchonne, vous comprenez, et elle avait deux tantes acariâtres. Toutes désapprouvaient Ceinwyn, et ce sont elles qui ont fait courir toutes ces rumeurs, alors que nous n’avons jamais mené une vie de scandale. » Je m’arrêtai, songeant aux premiers jours de notre amour. « En vérité, la plupart des gens étaient fort bons, continuai-je. Au Powys, toute rancœur n’était pas éteinte après Lugg Vale. Trop de gens y avaient perdu un père, un frère ou un mari, et le défi de Ceinwyn leur apparut comme une récompense. Il leur était agréable de voir Arthur et Lancelot dans l’embarras si bien que, en dehors de Helledd et de ses horribles tantes, personne n’a été méchant avec nous.
— Et Lancelot ne s’est pas battu pour la récupérer ? demanda Igraine, choquée.
— J’aurais bien voulu voir ça, dis-je sèchement. Ça m’aurait bien plu.
— Et Ceinwyn a pris sa décision toute seule ? » insista Igraine, s’étonnant de l’idée même qu’une femme fît montre d’une pareille audace. Elle se leva et se dirigea à la fenêtre où elle écouta un moment Maelgwyn chanter. « Pauvre Gwenhwyvach, reprit-elle soudain. Quel portrait ! une grosse gourde, tout ce qu’il y a de plus ordinaire.
— Son portrait tout craché, hélas.
— Tout le monde ne saurait être beau, fit-elle avec l’assurance d’une femme qui se savait belle.
— Non, admis-je, mais vous ne voulez pas d’histoires banales. Vous rêvez d’une Bretagne arthurienne tout feu tout flammes. Et Gwenhwyvach ne m’inspirait pas la moindre passion. L’amour ne se commande pas, Dame. Seuls commandent la beauté ou le désir. Voulez-vous un monde juste ? Alors imaginez un monde sans rois ni reines, sans seigneurs, sans passion ni magie. Vous aimeriez vivre dans un monde aussi terne ?
— Cela n’a rien à voir avec la beauté, protesta Igraine.
— Tout a à voir avec la beauté. Qu’est-ce que votre rang, sinon le hasard de votre naissance ? Et qu’est-ce que votre beauté, sinon un autre accident ? Si les Dieux... - je m’arrêtai pour me corriger –, si Dieu nous voulait égaux, il nous aurait faits égaux, et si nous étions tous pareils, où serait votre romanesque ? »
Elle abandonna la discussion, pour me provoquer sur un autre terrain :
« Croyez-vous à la magie, Frère Derfel ?
— Oui, fis-je, après une minute de réflexion. Même en qualité de chrétiens, nous pouvons y croire. Que sont les miracles, sinon de la magie ?
— Et Merlin a vraiment pu faire apparaître le brouillard ? »
Je fronçai les sourcils.
« Tout ce que faisait Merlin, ma Dame, avait une autre explication. Les brouillards viennent de la mer et on trouve tous les jours des objets perdus.
— Et les morts reviennent à la vie ?
— Lazare, oui, ainsi que notre Sauveur. »
Je me signai. Igraine fit docilement le signe de la croix. « Mais Merlin est-il sorti du royaume des morts ?
— Je ne suis pas bien sûr qu’il était mort, fis-je prudemment.
— Mais Ceinwyn en était certaine ?
— Jusqu’à son dernier jour, Dame. »
Igraine tripotait la ceinture tressée de sa robe.
« Mais le Chaudron n’était pas vraiment magique ? Il ne pouvait pas ramener quelqu’un à la vie ?
— À ce qu’on disait.
— Et la découverte du Chaudron par Ceinwyn, c’était sûrement de la magie ! reprit Igraine.
— Peut-être, mais sans doute n’était-ce que simple bon sens. Merlin avait passé des mois à rassembler tout ce qu’on pouvait savoir d’Ynys Mon. Il savait où les druides avaient leur centre sacré, à côté de Llyn Cerrig Bach, et Ceinwyn n’a fait que nous conduire à l’endroit le plus proche où l’on avait pu cacher le Chaudron sans crainte. Mais elle a eu ce rêve...
— Et vous aussi, sur le Dolforwyn. Qu’est-ce que Merlin vous a fait boire ?
— La même chose que Nimue à Ceinwyn à Llyn Cerrig Bach. Probablement une infusion de chapeau rouge.
— Le champignon ! s’exclama Igraine d’un air épouvanté.
— C’est pour cela que j’avais des crampes et que je ne tenais plus debout, expliquai-je en hochant la tête.
— Mais vous auriez pu mourir !
— Non, il est rare qu’on meure des chapeaux rouges. Qui plus est, Nimue était experte en la matière. »
Je décidai de ne pas lui dire que la meilleure façon de le rendre inoffensif, c’était que le magicien l’avale lui-même puis donne son urine à boire au rêveur.
« Ou peut-être était-ce la nielle du seigle ? Mais je crois plutôt que c’était le chapeau rouge. »
Igraine fronça les sourcils lorsque saint Sansum ordonna au frère Maelgwyn de cesser de chanter son chant païen. Le saint est plus irritable que d’ordinaire ces jours-ci. Il souffre le martyre quand il pisse. Peut-être les calculs. Nous prions pour lui.
« Et après ? demanda Igraine, feignant d’ignorer les rodomontades de Sansum.
— Nous sommes rentrés chez nous. Au Powys.
— Pour retrouver Arthur ? demanda-t-elle avidement.
— Pour retrouver Arthur aussi. » Car c’est son histoire à lui, l’histoire de notre cher seigneur de la guerre, notre législateur, notre Arthur.
*
Le printemps fut glorieux à Cwm Isaf. Ou peut-être est-ce que tout apparaît plus épanoui et plus éclatant quand on est amoureux. Mais il me semblait que jamais le monde n’avait été aussi plein de primevères et de mercuriales vivaces, de campanules et de violettes, de lis et de grands tertres de renoncules. Les papillons bleus hantaient les prairies tandis que nous arrachions des touffes de chiendent sous les fleurs rosés des pommiers où chantaient les torcols. Il y avait des bécasseaux près du ruisseau et une bergeronnette fit son nid sous le chaume de Cwm Isaf. Nous eûmes cinq veaux à l’œil tendre, tous bien portants et gloutons. Et Ceinwyn était enceinte.
Je nous avais fait des bagues d’amants à notre retour d’Ynys Mon. C’étaient des bagues gravées d’une croix, mais pas la croix des chrétiens, de celles que les filles portaient souvent quand elles étaient devenues femmes. La plupart des filles prenaient un bout de tresse de leurs amants qu’elles portaient en badges et les femmes des lanciers portaient généralement un anneau de guerrier avec une croix. En revanche, les femmes de haut rang arboraient rarement le moindre anneau, n’y voyant qu’un symbole vulgaire. Mais certains hommes en avaient eux aussi, et c’était précisément un anneau d’amant de ce genre que portait Valerin, le chef du Powys, quand il avait trouvé la mort à Lugg Vale. Valerin avait été fiancé à Guenièvre avant qu’elle ne fit la connaissance d’Arthur.
Nos bagues étaient des anneaux de guerrier faits à partir d’une hache saxonne. Mais avant de quitter Merlin, qui poursuivait sa route dans le sud jusqu’à Ynys Wydryn, j’arrachai secrètement un fragment de décoration du Chaudron : c’était la lance dorée miniature d’un guerrier, et elle se détacha sans difficulté. Je cachai l’or dans une bourse et, de retour à Cwm Isaf, je portai le morceau d’or et les deux anneaux de guerrier à un ferronnier et je le regardai fondre et façonner l’or en deux croix qu’il fixa sur le fer en les chauffant. Je ne le quittai pas des yeux pour m’assurer qu’il ne substituerait pas quelque autre or à celui que je lui avais apporté. Puis j’offris l’une des bagues à Ceinwyn et me gardai l’autre. Ceinwyn rit de bon cœur en voyant la bague. « Une tresse aurait tout aussi bien fait l’affaire, Derfel.
— L’or du Chaudron sera encore mieux », répondis-je. Nous ne quittions jamais nos bagues, pour le plus grand dégoût de la reine Helledd.
Arthur nous rendit visite au cours de ce merveilleux printemps. Il me trouva torse nu en train d’arracher du chiendent : une tâche aussi interminable que de filer la laine. Il me héla depuis le ruisseau, puis grimpa au sommet de la colline pour me saluer. Il portait une chemise grise et de longues jambières noires, mais pas d’épée.
« J’aime voir un homme au travail, fit-il pour me taquiner.
— Arracher la mauvaise herbe est encore plus dur que la bataille, grommelai-je en me passant la main sur les reins. Vous êtes venu m’aider ?
— Je suis venu voir Cuneglas, répondit-il en prenant place sur un bloc de pierre près de l’un des pommiers qui parsemaient le pré.
— La guerre ? » demandai-je, comme si Arthur ne pouvait avoir rien d’autre à faire au Powys.
Il hocha la tête. « Il est temps de rassembler les lances, Derfel. Surtout les Guerriers du Chaudron », dit-il en souriant. Puis il insista pour savoir toute l’histoire, alors même qu’il avait déjà dû l’entendre une bonne douzaine de fois. Et quand je la lui racontai, il eut l’élégance de s’excuser d’avoir douté de l’existence du Chaudron. Je suis certain qu’Arthur n’y voyait encore qu’un tissu d’absurdités, voire une dangereuse sottise, car la réussite de notre quête avait courroucé les chrétiens de Dumnonie qui, comme l’avait dit Galahad, étaient convaincus que nous accomplissions l’œuvre du Malin. Merlin avait rapatrié le glorieux Chaudron à Ynys Wydryn, où il l’avait entreposé dans sa tour. Le moment venu, assurait-il, il ferait appel à ses immenses pouvoirs. Mais pour l’heure, du seul fait qu’il se trouvait en Dumnonie, et malgré l’hostilité des chrétiens, le Chaudron donnait au pays une nouvelle assurance. « Même si, je le confesse, avoua Arthur, mon assurance tient plus au rassemblement des lanciers. Cuneglas me dit qu’il se mettra en marche la semaine prochaine, les Siluriens de Lancelot se réunissent à Isca, et les hommes de Tewdric sont prêts à marcher. Et ce sera une année sèche, Derfel, une bonne année pour combattre. »
J’approuvai. Les frênes avaient été plus précoces que les chênes, ce qui annonçait un été sec, et qui disait été sec disait en même temps terre ferme pour les murs de boucliers.
« Où voulez-vous mes hommes ? demandai-je.
— Avec moi, naturellement, répondit-il avant de marquer un temps de pause et de m’adresser un timide sourire. Je croyais que tu m’aurais félicité, Derfel.
— Vous, Seigneur ? »
Je feignis de ne rien savoir, pour qu’il m’apprît lui-même la nouvelle. Son visage s’épanouit en un large sourire.
« Guenièvre a accouché voici un mois. Un garçon, un magnifique garçon !
— Seigneur ! m’exclamai-je, affectant la surprise alors que la nouvelle nous était parvenue une semaine plus tôt.
— Il se porte comme un charme et a bon appétit. Un bon augure ! » Il était visiblement ravi, mais il est vrai que les choses ordinaires de la vie lui ont toujours procuré un plaisir peu commun. Il rêvait d’une famille robuste dans une maison bien bâtie et entourée de cultures bien soignées. « Nous l’appelons Gwydre, fit-il avant de répéter le nom avec attendrissement : Gwydre.
— Un joli nom, Seigneur. » Puis je lui fis part de la grossesse de Ceinwyn, et Arthur décida aussitôt que ce serait une fille et que, naturellement, elle épouserait son Gwydre le moment venu. Il passa son bras sur mes épaules et me raccompagna à la maison où nous surprîmes Ceinwyn en train de battre la crème. Arthur l’embrassa chaleureusement, puis la pria d’abandonner sa tâche à ses servantes pour venir bavarder au soleil.
Nous nous assîmes sur un banc qu’Issa avait dressé sous un pommier, juste devant la porte. Ceinwyn lui demanda des nouvelles de Guenièvre.
« La naissance s’est bien passée ?
— Très bien, répondit-il en touchant une amulette qu’il portait autour du cou. Vraiment très bien, et elle est en pleine forme ! » Puis il ajouta en faisant la moue : « Elle craint de paraître plus âgée avec l’enfant, mais c’est absurde. Ma mère n’a jamais fait vieille. Et d’avoir un enfant fera aussi du bien à Guenièvre. » Il sourit, imaginant que Guenièvre aimerait son fils autant que lui. Gwydre, bien entendu, n’était pas son premier enfant. Ailleann, sa maîtresse irlandaise, lui avait donné des jumeaux, Amhar et Loholt, qui étaient maintenant assez grands pour prendre place dans le mur de boucliers, mais Arthur n’était pas pressé de les retrouver.
« Ils ne me portent pas vraiment dans leur cœur, expliqua-t-il quand je l’interrogeai sur leur compte, mais ils aiment bien notre vieil ami Lancelot. » Il s’excusa d’un regard triste d’avoir prononcé son nom. « Et ils se battront avec ses hommes.
— Se battront ? » demanda Ceinwyn d’un ton circonspect.
Arthur lui adressa un gentil sourire.
« Je suis venu vous enlever Derfel, ma Dame.
— Rendez-le-moi, Seigneur, fut son unique réponse.
— Avec assez de richesses pour un royaume », promit Arthur avant de se tourner vers les murs bas de Cwm Isaf et le gros toit de chaume qui nous tenait au chaud, et le tas de fumier qu’on apercevait un peu plus loin. Elle n’était pas aussi grande que la plupart des fermes de Dumnonie, mais c’était tout à fait le genre de fermette qu’un homme libre pouvait espérer en Dumnonie, et nous y étions très attachés. Je pensais qu’Arthur était sur le point de comparer ma modeste situation présente à ma richesse future, et je m’apprêtais à défendre Cwm Isaf contre une telle comparaison, mais un voile de tristesse assombrit son visage.
« Je t’envie cette ferme, Derfel.
— Elle est à vous, Seigneur, répondis-je en sentant un désir ardent dans sa voix.
— Je suis condamné aux piliers de marbre et aux frontons qui s’élèvent. » Il s’arracha à sa morosité par un éclat de rire et ajouta : « Je pars demain. Cuneglas suivra dans dix jours. Voudrais-tu l’accompagner ? Ou plus tôt, si tu le peux. Et apporter autant de vivres que possible.
— Où ça ?
— À Corinium. » Il se leva pour contempler la vallée avant de poser à nouveau les yeux sur moi en souriant.
« Un dernier mot ? demanda-t-il.
— Je dois m’assurer que Scarach ne fait pas bouillir le lait, dit Ceinwyn qui avait saisi l’allusion. Je vous souhaite la victoire. Seigneur », dit-elle à Arthur avant de se lever pour l’embrasser.
Arthur et moi nous éloignâmes pour admirer les haies nouvellement plantées, les pommiers bien taillés et la petite mare à poissons que nous avions aménagée dans la rivière. « Ne t’enracine pas trop sur cette terre, Derfel. Je voudrais que tu rentres en Dumnonie.
— Rien ne me ferait plus plaisir », Seigneur, répondis-je, sachant bien que ce n’était pas Arthur qui me tenait à l’écart de ma patrie, mais sa femme et son allié, Lancelot.
Arthur sourit mais ne dit rien d’autre sur mon retour.
« Ceinwyn m’a l’air très heureuse.
— Elle l’est. Nous le sommes. »
Il eut une seconde d’hésitation, puis ajouta avec l’autorité d’un nouveau père : « Prends garde que la grossesse ne la rende turbulente.
— Rien de tel jusqu’ici, Seigneur, mais il est vrai que ce ne sont que les premières semaines.
— Tu as bien de la chance avec elle », observa-t-il à voix basse. Et, à la réflexion, il me semble bien que c’est la toute première fois que je l’entendis formuler la plus infime critique à l’adresse de Guenièvre. « L’accouchement est une période éprouvante, s’empressa-t-il d’ajouter, et ces préparatifs de guerre n’arrangent rien. Hélas, je ne suis pas aussi souvent chez moi que je le voudrais. » Il s’arrêta à côté d’un vieux chêne qui avait été frappé par la foudre, en sorte que son tronc noirci par le feu était fendu en deux. Mais le vieil arbre s’efforçait de survivre en multipliant les jeunes pousses vertes.
« J’ai une faveur à te demander, fit-il à voix basse.
— Tout ce que vous voulez, Seigneur.
— Ne va pas si vite, Derfel, tu ne sais pas encore quelle est cette faveur. » Il s’arrêta et je sentis que ce n’était pas une mince affaire tant il était gêné de présenter sa requête. Il garda le silence quelques instants, incapable de rien dire, les yeux braqués sur les bois qui couvraient la pente sud de la vallée, puis marmonna quelque chose à propos des cerfs et des campanules.
« Des campanules ? fis-je, croyant avoir mal entendu.
— Je me demandais pourquoi les cerfs ne mangent jamais de campanules, dit-il d’un air évasif. Alors qu’ils mangent toutes les autres plantes.
— Je ne sais pas, Seigneur. »
Il hésita une seconde, puis plongea son regard dans le mien.
« J’ai demandé aux adeptes de Mithra de se rassembler à Corinium », avoua-t-il enfin.
Je devinais ce qui allait se passer et je me raidis. La guerre m’avait valu maintes récompenses, mais aucune aussi précieuse que d’avoir été fait compagnon de Mithra. Mithra était le dieu romain de la guerre et Il était demeuré en Bretagne au départ des Romains. Les seuls hommes admis à Ses mystères étaient ceux qu’élisaient ses initiés. Ceux-ci venaient de tous les royaumes, et ils se battaient les uns contre les autres aussi souvent qu’ils se battaient les uns pour les autres. Mais lorsqu’ils se retrouvaient dans la salle de Mithra, ils venaient en paix et ils ne choisissaient pour comparses que les plus braves d’entre les braves. Être initié à Mithra, c’était recevoir l’accolade de la fine fleur des guerriers de la Bretagne et c’était un honneur que je n’accorderais à la légère à aucun homme. Naturellement, aucune femme n’était admise au culte de Mithra. En vérité, si jamais une femme voyait les mystères, elle serait mise à mort.
« J’ai pris cette initiative, reprit Arthur, parce que je veux que nous initions Lancelot aux mystères. » J’avais compris sa raison. Guenièvre m’avait présenté la même requête l’année précédente. Et dans les mois suivants j’avais espéré que l’idée était oubliée. Mais voici qu’elle resurgissait, la veille de la guerre.
Je lui fis une réponse politique : « Ne vaudrait-il pas mieux, Seigneur, demandai-je, que le roi Lancelot patiente jusqu’à la défaite des Saxons ? D’ici là, nous aurons certainement eu l’occasion de le voir se battre. »
Aucun d’entre nous ne l’avait encore jamais vu dans le mur de boucliers et, pour être tout à fait franc, je serais bien étonné de l’y voir au cours de l’été, mais par ma suggestion j’espérais retarder de quelques mois l’heure terrible du choix. Arthur la balaya d’un grand geste de la main comme si elle était déplacée.
« Le temps presse, expliqua-t-il vaguement.
— Comment ça ?
— Sa mère est souffrante.
— Ce n’est guère une raison d’initier un homme à Mithra, Seigneur », fis-je en riant.
Sachant que ses arguments ne tenaient pas la route, Arthur se renfrogna : « Il est roi, Derfel, et c’est l’armée d’un roi qu’il engage dans nos guerres. Il n’aime pas la Silurie, et je ne saurais le lui reprocher. Il se languit des poètes, des harpistes et des salles d’Ynys Trebes, mais il a perdu ce royaume parce que je n’ai pas pu honorer mon serment et voler au secours de son père avec mon armée. Nous sommes ses débiteurs, Derfel.
— Pas moi, Seigneur.
— Nous sommes ses débiteurs, insista Arthur.
— Il devrait attendre encore pour Mithra, dis-je d’un ton ferme. Si vous proposez son nom maintenant, Seigneur, j’ose dire qu’il sera rejeté. »
C’étaient précisément les mots qu’il redoutait, mais il n’abandonna pas pour autant la partie. « Tu es mon ami, reprit-il, écartant d’un geste de la main tout ce que je pouvais être tenté de lui répondre, et il me serait agréable, Derfel, que mon ami soit aussi honoré en Dumnonie qu’il l’est au Powys. » Il avait gardé les yeux baissés sur le tronc du chêne frappé par la foudre et se tourna maintenant vers moi. « Je te veux à Lindinis, mon ami, et si toi, plus que tous les autres, tu soutiens le nom de Lancelot dans la salle de Mithra, son élection est acquise. »
Les paroles d’Arthur étaient lourdes de sous-entendus. Il me confirmait subtilement que c’était Guenièvre qui poussait la candidature de Lancelot et qu’en accédant à ce seul désir j’obtiendrais d’elle le pardon de mes offenses. Que Lancelot soit reçu parmi les adeptes de Mithra, et je pourrais conduire Ceinwyn en Dumnonie tout en prétendant à l’honneur d’être le champion de Mordred avec toute la richesse, la terre et le rang qui accompagnaient cette haute position.
J’observai un groupe de mes lanciers descendre de la haute colline du nord. L’un d’eux portait un agneau : sans doute un orphelin que Ceinwyn devrait nourrir à la main. Ce serait une tâche laborieuse, car il faudrait alimenter l’agneau avec une tétine de toile imbibée de lait. Et bien souvent, les pauvres petits mouraient, mais Ceinwyn essayait toujours de les sauver. Elle avait formellement interdit qu’on enterre aucun de ses agneaux dans de l’osier ou qu’on cloue leur peau à un arbre, et le troupeau ne semblait pas avoir souffert de cette négligence. Je soupirai.
« À Corinium, vous proposerez donc Lancelot ?
— Non, pas moi. C’est Bors qui le proposera. Bors l’a vu se battre.
— En ce cas, Seigneur, espérons que Bors reçoive une langue d’or. »
Arthur sourit.
« Tu ne peux me donner aucune réponse maintenant ?
— Aucune que vous ayez envie d’entendre, Seigneur. »
Il haussa les épaules et me prit par le bras pour faire demi-tour.
« Je déteste ces sociétés secrètes », reprit-il d’une voix douce. Je le croyais volontiers parce que je n’avais encore jamais vu Arthur dans une réunion de Mithra, alors même que je savais qu’il avait été initié de longues années auparavant. « Les cultes comme celui de Mithra sont censés tisser des liens entre les hommes, mais ils ne servent qu’à les éloigner. Ils suscitent l’envie. Mais parfois, Derfel, il faut combattre un mal par un autre, et je songe à créer une nouvelle société de guerriers. Y appartiendront tous ceux qui porteront les armes contre les Saxons, tous sans exception, et j’en ferai la bande la plus honorée de toute la Bretagne.
— La plus grande aussi, j’espère.
— À l’exception des recrues levées de force, précisa-t-il. Cet honneur sera réservé aux hommes qui ont porté une lance pour honorer leur serment plutôt que par obligation. Les hommes appartiendront à ma confrérie plutôt qu’à quelque société initiatique.
— Comment l’appellerez-vous ?
— Je ne sais pas trop. Les Guerriers de Bretagne ? Les Camarades ? Les Lances de Cadarn ? »
Il parlait d’un ton léger, mais je savais bien qu’il était sérieux.
« Et vous pensez que si Lancelot fait partie de ces Guerriers de Bretagne, dis-je en reprenant l’un des titres qu’il suggérait, ça lui serait égal d’être tenu à l’écart de Mithra ?
— Ça pourrait y aider, admit-il, mais ce n’est pas ma raison principale. J’imposerai à ces guerriers une obligation. Pour en être, ils devront prêter serment sur leur sang de ne plus jamais se combattre mutuellement. » Il esquissa un rapide sourire. « Si les rois de Bretagne se chamaillent, je ferai en sorte qu’il soit impossible à leurs guerriers de s’entre-tuer.
— Exclu, observai-je sèchement. Un serment royal éclipse tous les autres, même votre serment sur le sang.
— En ce cas, je rendrai les choses plus difficiles, insista-t-il, parce que j’aurai la paix, Derfel, j’aurai la paix. Et toi, mon ami, tu la partageras avec moi en Dumnonie.
— J’espère bien, Seigneur. »
Il m’embrassa. « À Corinium ! » Il salua mes lanciers d’un geste de la main, puis se retourna vers moi : « Réfléchis à Lancelot, Derfel. Et médite cette vérité : mieux vaut parfois rentrer un peu son orgueil en retour d’une grande paix. »
Sur ces mots, il s’en alla à grandes enjambées, et je m’en allai prévenir mes hommes que le temps de travailler la terre était terminé. Nous avions des lances à affiler, des épées à aiguiser et des boucliers à repeindre, à revernir et à renforcer. Nous étions de nouveau en guerre.
*
Nous partîmes deux jours avant Cuneglas, qui attendait l’arrivée de ses chefs de l’ouest avec leurs rudes guerriers des forteresses de montagne. Il me dit avoir promis à Arthur que les hommes du Powys seraient à Corinium avant une semaine, puis il m’embrassa et me jura sur sa vie que Ceinwyn était en sécurité. Elle retournerait à Caer Sws, où un petit détachement protégerait la famille de Cuneglas pendant qu’il serait à la guerre. C’est à contrecœur que Ceinwyn avait quitté Cwm Isaf pour rejoindre la salle des femmes où Helledd et ses tantes faisaient la loi, mais je n’avais pas oublié l’histoire que nous avait rapportée Merlin : ce chien que l’on avait tué avant d’envelopper de sa dépouille une chienne estropiée dans le temple d’Isis. Je suppliai donc Ceinwyn de se mettre en lieu sûr pour moi, et elle finit par se laisser fléchir.
J’ajoutai six de mes hommes à la garde du palais de Cuneglas. Quant aux autres, les Guerriers du Chaudron, ils marchèrent tous dans le sud avec moi. Nous avions tous sur nos boucliers l’étoile à cinq branches de Ceinwyn et nous portions chacun deux lances, nos épées et, sanglés sur le dos, d’énormes balluchons de pain cuit et recuit, de viande salée, de fromage dur et de poisson séché. C’était bon de marcher à nouveau, quand bien même notre route passait par Lugg Vale où des sangliers avaient déterré les morts si bien que les champs de la vallée ressemblaient à un ossuaire. Je craignais que la vue des ossements ne rappelât aux hommes de Cuneglas leur défaite et j’insistai donc pour que nous passions une demi-journée pour enterrer de nouveau les cadavres auxquels on avait tranché un pied avant de les ensevelir une première fois. N’ayant pu brûler tous les cadavres comme nous l’aurions voulu, nous avions donc enterré la plupart de nos morts, en prenant soin de leur couper un pied pour empêcher l’âme de marcher. Après une demi-journée de labeur, c’est comme si nous n’avions rien fait : le carnage restait tout aussi visible. Je m’interrompis pour rendre visite au sanctuaire romain où mon épée avait tué le druide Tanaburs et où Nimue avait éteint l’âme de Gundleus. Là, entre des monceaux de crânes couverts de toiles d’araignées, je m’allongeai sur le sol encore souillé de leur sang et priai de rentrer sain et sauf auprès de ma Ceinwyn.
Nous passâmes la nuit suivante à Magnis : une ville qui était à mille lieues des chaudrons enveloppés de brouillard et des légendes nocturnes des Trésors de Bretagne. Nous étions au royaume du Gwent, en territoire chrétien, et chacun s’affairait ici à sa triste besogne. Les forgerons martelaient des points de lance, les tanneurs faisaient des protections de boucliers, des fourreaux, des ceintures et des bottes, tandis que les femmes de la ville cuisaient des miches de pain dur peu épaisses qui permettraient aux troupes de tenir jusqu’à la fin de la campagne. Les hommes de Tewdric portaient leurs uniformes romains : plastrons de bronze, jupes de cuir et manteaux longs. Une centaine avaient déjà pris la route de Corinium ; deux cents autres suivraient, mais pas sous le commandement de leur roi, car Tewdric était malade. Son fils Meurig, l’Edling du Gwent, serait leur chef en titre, mais en vérité c’est Agricola qui les commanderait. Agricola était un vieil homme maintenant, mais son dos raide et son bras couvert de cicatrices pouvaient encore manier une épée. On le disait plus romain que les Romains et il m’avait toujours un peu effrayé avec son air sévère, mais en cette journée printanière il m’accueillit à la sortie de Magnis comme un égal. Il pointa sa tête aux cheveux gris coupés court sous le linteau de sa tente puis se redressa dans son uniforme romain pour se diriger vers moi. À mon grand étonnement, il m’accueillit les bras tendus.
Il passa en revue mes trente-quatre lanciers. Ils avaient l’air dépenaillés et négligés en comparaison de ses hommes rasés de près, mais il approuva leurs armes et plus encore la quantité de provisions qu’ils avaient emportées. « J’ai passé des années à enseigner, grommela-t-il, qu’il ne sert à rien d’envoyer un lancier au combat sans un plein sac de vivres, mais que fait Lancelot de Silurie ? Il m’envoie une centaine de lanciers sans même une miette de pain à se partager. » Il m’avait invité dans sa tente, où il me servit un vin pâle et aigre. « Je vous dois des excuses, Seigneur Derfel.
— J’en doute, Seigneur. » Pareille intimité avec un guerrier célèbre assez âgé pour être mon grand-père me gênait.
D’un geste de la main, il me fit comprendre que ma modestie n’était pas de mise. « Nous aurions dû être présents à Lugg Vale.
— Le combat paraissait sans espoir, Seigneur. Nous étions aux abois, vous ne l’étiez pas.
— Vous gagnerez, n’est-ce pas ? » grogna-t-il. Il se retourna car un coup de vent menaçait de faire tomber un copeau de bois de sa table couverte d’une multitude d’autres copeaux de ce genre, chacun portant des listes d’hommes et de rations. Il plaça un encrier dessus, puis posa à nouveau les yeux sur moi : « J’apprends que nous allons retrouver le taureau.
— À Corinium », confirmai-je. À la différence de son maître Tewdric, Agricola était un païen. Mais il n’avait pas de temps à perdre avec les dieux bretons : seul Mithra l’intéressait.
« Choisir Lancelot ! « s’exclama-t-il avec aigreur. Il écouta un homme qui donnait des ordres à ses troupes, n’entendit rien qui pût le faire sortir de sa tente et reprit le fil de notre conversation :
« Que savez-vous de Lancelot ?
— Suffisamment pour parler contre lui.
— Vous offenseriez Arthur ? fit-il surpris.
— Je n’offense ni Arthur ni Mithra, répondis-je d’un ton revêche en me signant contre le mal. Et Mithra est un dieu.
— Arthur m’en a parlé à son retour du Powys, reprit Agricola, et il m’a fait comprendre qu’élire Lancelot scellerait l’union de la Bretagne. » Il s’arrêta, l’air morose. « Il a insinué que je lui devais bien ma voix pour compenser notre absence de Lugg Vale. »
Apparemment, Arthur ne reculait devant aucun moyen pour acheter des voix.
« En ce cas, votez pour lui, Seigneur, car son exclusion ne nécessite qu’une voix. Et la mienne suffira.
— Je ne saurais mentir à Mithra, répliqua-t-il d’un ton tranchant, et, moi non plus, je n’aime pas Lancelot. Il était ici il y a deux mois, pour acheter des miroirs.
— Des miroirs ! » Je ne pus m’empêcher de rire. Lancelot avait toujours collectionné les miroirs et dans le palais de son père, sur les hauteurs d’Ynys Trebes, il avait couvert les murs d’une pièce entière de miroirs romains. Ils avaient dû tous fondre dans l’incendie du palais, lorsque les Francs avaient investi la place. Et apparemment, Lancelot reconstituait maintenant sa collection.
« Tewdric lui en a vendu un magnifique en électrum, précisa Agricola. Aussi grand qu’un bouclier et tout à fait extraordinaire. Il était si clair qu’on s’y voyait aussi bien que dans une mare obscure par beau temps. Et il l’a payé un bon prix. » Quoi de plus normal ? me dis-je, car les miroirs faits de cet amalgame d’or et d’argent sont en vérité fort rares. « Des miroirs ! répéta Agricola d’un ton cinglant. Il aurait dû accomplir ses devoirs en Silurie plutôt que d’acheter des miroirs. » Une corne retentit par deux fois depuis la ville. Agricola reconnut le signal et attrapa son casque et son épée. « L’Edling », grogna-t-il en m’entraînant dehors pour voir Meurig quitter les remparts romains de Magnis. « Je campe ici pour me tenir à l’écart de leurs prêtres », m’expliqua Agricola en regardant sa garde d’honneur s’aligner en deux rangs.
Le prince Meurig avançait accompagné de quatre prêtres qui peinaient à suivre le cheval de l’Edling. Le prince était un jeune homme. Quand je l’avais vu pour la première fois, il n’y avait pas si longtemps, il n’était encore qu’un enfant, mais il dissimulait sa jeunesse sous des dehors quérulents et irritables. Il était petit, pâle et maigre et portait un mince filet de barbe brune. Il avait la réputation d’un homme de chicane, qui trouvait goût aux arguties des tribunaux et aux chamailleries de l’Église. Sa science était renommée : il n’avait pas son pareil, assurait-on, pour réfuter l’hérésie pélagienne, qui était le fléau de l’Église chrétienne en Bretagne ; il savait par cœur les dix-huit chapitres du droit tribal des Bretons, et il pouvait réciter la généalogie des dix royaumes bretons, en remontant jusqu’à vingt générations en arrière, ainsi que le lignage de tous leurs septs et de toutes leurs tribus. Et cela, assuraient ses admirateurs, n’était qu’une infime parcelle de ses connaissances. À les en croire, il était le juvénile parangon de la science, la fine fleur de la rhétorique bretonne. A mes yeux, il n’était qu’un prince qui avait hérité de toute l’intelligence de son père, mais pas de sa sagesse. C’est lui, plus qu’aucun autre, qui avait persuadé le Gwent d’abandonner Arthur avant Lugg Vale. Pour cette seule raison, je ne l’aimais pas. Mais je mis docilement le genou à terre lorsque Meurig descendit de sa monture.
« Derfel, fit-il de sa voix curieusement haut perchée, je me souviens de vous. » Il ne m’invita pas à me relever mais se contenta de passer devant moi pour s’engouffrer dans la tente.
Agricola me fit signe de le suivre, m’épargnant ainsi la compagnie des quatre prêtres haletants qui n’avaient rien d’autre à faire ici que de rester à la proximité de leur prince – lequel, vêtu d’une toge et portant autour du cou une grosse croix de bois suspendue à une chaîne d’argent, parut s’irriter de ma présence. Il me regarda de travers avant de se répandre en récriminations à l’adresse d’Agricola, mais comme ils parlaient en latin je n’avais aucune idée de ce qui les occupait. Meurig appuyait sa démonstration sur une feuille de parchemin qu’il agitait sous les yeux d’Agricola, qui supporta patiemment la harangue.
Meurig finit par abandonner la partie, roula le parchemin et le fourra dans sa toge avant de se tourner vers moi.
« Vous ne comptez pas sur nous pour ravitailler vos hommes ? me demanda-t-il, s’exprimant de nouveau en breton.
— Nous avons nos provisions, Seigneur Prince, dis-je, puis je m’enquis de la santé de son père.
— Le roi souffre d’une fistule à l’aine, expliqua Meurig de sa petite voix aiguë. Nous lui avons appliqué des cataplasmes et les médecins le saignent régulièrement, mais hélas Dieu n’a pas jugé bon d’améliorer son état.
— Faites donc venir Merlin, Seigneur Prince », suggérai-je.
Meurig me regarda en clignant des yeux. Il était très myope et peut-être était-ce sa mauvaise vue qui lui donnait cet air perpétuellement fâché. Il laissa échapper un petit rire moqueur. « Naturellement, si vous me pardonnez la remarque, vous êtes de ces cinglés qui ont bravé Diwrnach pour rapporter une coupe en Dumnonie. Une terrine, si je ne m’abuse ?
— Un chaudron, Seigneur Prince. »
Ses lèvres pincées se détendirent en un rapide sourire. « Vous ne croyez pas, Seigneur Derfel, que nos forgerons auraient pu vous en façonner une bonne douzaine dans le même temps ?
— La prochaine fois, je saurai où chercher mes casseroles, Seigneur Prince. » L’affront le fit se raidir, mais Agricola sourit.
« Vous y comprenez quelque chose ? me demanda Agricola quand Meurig fut parti.
— Je ne sais pas le latin, Seigneur.
— Il se plaignait qu’un chef n’avait pas payé ses impôts. Le malheureux nous doit trente saumons fumés et vingt charretées de bois coupé, et nous n’avons reçu de lui aucun saumon et juste cinq charretées de bois. Mais ce que Meurig ne veut pas comprendre, c’est que les pauvres gens de Cyllig ont été frappés par la peste cet hiver et qu’ils ont braconné en vain dans la Wye. Et malgré tout, Cyllig m’apporte deux douzaines de lanciers. » Agricola cracha de dégoût. « Dix fois par jour ! Dix fois par jour, le prince rapplique ici avec un problème que n’importe quel demeuré du trésor public pourrait résoudre en une vingtaine de secondes. Mon seul désir est que son père se remette et remonte sur le trône.
— Tewdric est si mal en point ? »
Agricola haussa les épaules. « Il est las, non pas malade. Il veut abandonner son trône. Il dit qu’il va prendre la tonsure et se faire prêtre. » Il cracha à nouveau par terre. « Mais je vais circonvenir notre Edling. Je vais m’assurer que ses dames partent en guerre.
— Ses dames ? demandai-je, intrigué par le ton ironique d’Agricola.
— Il a beau être myope comme une taupe, Seigneur Derfel, il n’en repère pas moins une fille comme un faucon une musaraigne. Il aime ses dames, notre Meurig, et il lui en faut beaucoup. Et pourquoi pas ? Ainsi font les princes, pas vrai ? » Il défit son ceinturon et le suspendit à un clou enfoncé dans l’un des poteaux de la tente.
« Vous marchez demain ?
— Oui, Seigneur.
— Dînez donc avec moi ce soir, dit-il en m’entraînant dehors et en jetant un coup d’œil sur le ciel. Ce sera un été sec, Seigneur Derfel. Un été pour tuer les Saxons.
— Un été pour faire naître de grandes épopées, fis-je avec enthousiasme.
— Je me dis souvent que notre problème à nous, Bretons, ajouta Agricola d’un air lugubre, c’est que nous passons beaucoup trop de temps à chanter et pas suffisamment à tuer des Saxons.
— Pas cette année, dis-je, pas cette année ! » Car c’était l’année d’Arthur, l’année de massacrer les Saïs. Et je priais le ciel que ce fût l’année de la victoire totale.
*
Sortis de Magnis, nous suivîmes les voies romaines qui quadrillaient le cœur de la Bretagne. Nous marchâmes d’un bon pas et atteignîmes Corinium en tout juste deux jours. Nous étions tous ravis d’être à nouveau en Dumnonie. L’étoile à cinq pointes de mon bouclier était peut-être un étrange emblème, mais dès l’instant où les campagnards entendaient mon nom, ils tombaient à genoux pour recevoir ma bénédiction. Car j’étais Derfel Cadarn, celui qui avait tenu Lugg Vale, un Guerrier du Chaudron. Et ma réputation, à ce qu’il semblait, était au zénith dans mon pays. Au moins parmi les païens. Dans les villes et les grands villages, où les chrétiens étaient les plus nombreux, nous avions plus de chances d’être accueillis par des prêches. On nous expliquait alors que nous marchions pour accomplir la volonté de Dieu en combattant les Saxons, mais que si nous mourions nos âmes iraient en Enfer si nous persistions à adorer les dieux d’antan.
Je redoutais les Saxons plus que l’Enfer des chrétiens. Les Saïs étaient de redoutables ennemis : pauvres, aux abois et nombreux. À Corinium, les nouvelles étaient inquiétantes : on parlait de nouveaux vaisseaux qui arrivaient presque tous les jours sur les côtes est de la Bretagne avec leurs cargaisons de brutes guerrières et leurs familles faméliques. Les envahisseurs voulaient notre terre et, pour s’en emparer, ils pouvaient mobiliser des centaines de lances, d’épées et de haches à double tranchant. Mais nous gardions confiance. Nous étions assez sots pour entrer dans la guerre presque avec allégresse. Après les horreurs de la guerre, nous nous croyions invincibles. Nous étions forts, nous étions jeunes et aimés des Dieux. Et nous avions Arthur.
Je retrouvai Galahad à Corinium. Nos chemins s’étaient séparés au Powys, car il avait aidé Merlin à rapatrier le Chaudron à Ynys Wydryn, puis il avait passé le printemps à Caer Ambra, profitant de sa forteresse reconstruite pour faire des incursions au cœur du pays de Llœgyr avec les troupes de Sagramor. Les Saxons, me prévint-il, nous attendaient. Ils avaient disposé des tours de feu d’alarme sur chaque colline afin de suivre notre approche. Galahad était venu à Corinium pour le Grand Conseil de guerre qu’Arthur avait convoqué, et il avait amené avec lui Cavan et ceux de mes hommes qui n’avaient pas voulu marcher dans le nord, au pays du Lleyn. Cavan posa un genou à terre et demanda que ses hommes et lui pussent renouveler leurs serments envers moi.
« Nous n’avons fait aucun autre serment, me promit-il, sauf envers Arthur, et il dit que nous devrions vous servir, si vous voulez bien de nous.
— Je me disais que tu devais être riche, Cavan, et que tu serais retourné dans ton pays, en Irlande. »
Il sourit. « J’ai encore ma planche, Seigneur. »
Je le repris de bon cœur à mon service. Il embrassa la lame d’Hywelbane, puis il me demanda si ses hommes et lui pouvaient peindre l’étoile blanche sur leurs boucliers.
« Tu le peux, fis-je, mais avec quatre branches seulement.
— Quatre, Seigneur ? demanda-t-il en jetant un œil sur mon bouclier. Le vôtre en a cinq.
— La cinquième, lui expliquai-je, est réservée aux Guerriers du Chaudron. » Il prit un air piteux, mais consentit. Au demeurant, Arthur ne m’aurait pas approuvé, car il aurait vu, à juste raison, dans la cinquième branche un signe de division marquant la supériorité d’un groupe sur un autre. Mais les guerriers aiment les distinctions de ce genre et les hommes qui avaient bravé la Route de Ténèbre l’avaient bien méritée.
J’allai saluer les hommes qui accompagnaient Cavan et avaient installé leur campement sur les bords de la Churn, qui s’écoulait à l’est de Corinium. Une centaine d’hommes au moins bivouaquaient à côté de cette petite rivière, car la place manquait en ville pour accueillir tous les guerriers rassemblés autour des murs romains. L’armée proprement dite campait à proximité de Caer Ambra, mais tous les chefs convoqués au Conseil de guerre étaient venus avec une suite. Et ces seuls hommes formaient une petite armée dans les prairies arrosées de la Churn. L’entassement de leurs boucliers attestait le succès de la stratégie d’Arthur, car au premier coup d’œil je reconnus le taureau noir du Gwent, le dragon rouge de Dumnonie, le renard de Silurie, l’ours d’Arthur et les boucliers des hommes qui, comme moi, avaient l’honneur de porter leurs propres emblèmes : étoiles, faucons, aigles, sangliers, sans oublier la tête de mort de Sagramor et l’unique croix chrétienne de Galahad.
Culhwch, le cousin d’Arthur, campait avec ses propres lanciers, mais il s’empressa de venir me saluer. Cela faisait du bien de le revoir. J’avais combattu à ses côtés en Benoïc et j’avais appris à l’aimer comme un frère. C’était un homme vulgaire, drôle, plein d’entrain, bigot, ignare et rustre, mais il n’y avait pas meilleur compagnon d’armes. « J’apprends que tu as fourré une miche dans le four de la princesse, dit-il en me serrant dans ses bras. Sacré veinard ! Merlin t’aurait-il jeté un charme ?
— Un millier.
— Je ne saurais me plaindre, reprit-il hilare. J’ai trois femmes à l’heure qu’il est. Elles passent leur temps à se crêper le chignon et elles sont toutes trois enceintes. » Il fit un large sourire et se gratta l’aine. « Les poux, expliqua-t-il. Impossible de m’en débarrasser. Mais au moins ont-ils infesté ce petit bougre de Mordred.
— Notre Seigneur Roi ? repris-je en le taquinant.
— Ce petit salaud, fit-il d’un ton vindicatif. Je vais te dire, Derfel. Je l’ai rossé jusqu’au sang et il ne veut rien entendre, ce petit crapaud servile. » Il cracha. « Alors comme ça, demain, tu vas parler contre Lancelot ?
— Comment le sais-tu ? »
Je n’en avais parlé à personne, sauf à Agricola. Lui seul savait que j’avais arrêté ma décision, mais d’une manière ou d’une autre la nouvelle m’avait précédé à Corinium. Ou mon antipathie envers le roi de Silurie était trop notoire pour qu’ils puissent envisager ne serait-ce qu’un instant une autre décision.
« Tout le monde est au courant et tout le monde te soutient. » Il aperçut quelque chose dans mon dos et cracha. « Des corbeaux », grogna-t-il.
Me retournant, je vis un cortège de prêtres chrétiens qui longeait l’autre rive de la Churn. Ils étaient une douzaine : tous en robes noires, tous barbus, et tous chantaient l’un des hymnes funèbres de leur religion. Une vingtaine de lanciers suivaient les prêtres et j’eus la surprise de voir que leurs boucliers portaient soit le renard de Silurie, soit le pygargue de Lancelot. « Je croyais que les rites auraient lieu dans deux jours, dis-je à Galahad, resté à mes côtés.
— En effet. »
Les rites étaient le préambule à la guerre et devaient appeler les Dieux à bénir nos hommes. Et cette bénédiction serait cherchée auprès du Dieu des chrétiens comme des divinités païennes. « Cela ressemble davantage à un baptême, ajouta Galahad.
— Au nom de Bel, qu’est-ce qu’un baptême ? » voulut savoir Culhwch.
Galahad soupira : « C’est le signe extérieur que la grâce de Dieu, mon cher Culhwch, lave les hommes de leur péché. »
À cette explication, Culhwch partit d’un grand éclat de rire, qui nous valut un froncement de sourcils de la part de l’un des prêtres qui avait relevé sa robe jusqu’à la ceinture et pataugeait maintenant dans l’eau. Il se servait d’un bâton afin de découvrir un endroit assez profond pour accomplir le rite baptismal, et ses maladroits coups de sonde attirèrent sur la rive couverte de joncs, juste en face des chrétiens, une foule de lanciers désœuvrés.
Pendant un temps, il ne se passa pas grand-chose. Les lanciers siluriens ne savaient trop quelle posture adopter tandis que les prêtres tonsurés chantaient d’une voix plaintive et que le barboteur solitaire continuait à sonder le lit de la rivière du bout de son long bâton surmonté d’une croix d’argent. « Vous n’attraperez jamais une truite avec ça, cria Culhwch, essayez plutôt une lance de pêche ! » Les lanciers s’esclaffèrent et les prêtres se renfrognèrent en continuant à chanter d’un air morne. Certaines femmes de la ville les avaient rejoints au bord de la rivière pour chanter avec eux.
« C’est une religion de femme, lâcha Culhwch avec mépris.
— C’est ma religion, cher Culhwch », murmura Galahad. Tous deux n’avaient cessé d’en discuter tout au long de la guerre de Benoïc, et leur dispute, comme leur amitié, était sans fin.
Le prêtre finit par trouver un endroit assez profond, si profond, en vérité, qu’il se retrouva avec de l’eau jusqu’à la taille. Il essaya alors d’enfoncer son bâton dans le lit de la rivière, mais la force du courant ne cessait de faire tomber la croix, et chaque nouvel échec provoquait un chœur de quolibets dans les rangs des lanciers. Il y avait bien quelques chrétiens parmi les badauds, mais ils ne firent aucun effort pour arrêter les moqueries.
Le prêtre parvint enfin à planter sa croix, qui demeura dans un équilibre précaire, et sortit de la rivière. Les lanciers sifflèrent et huèrent à la vue de ses jambes blanches et décharnées. Le malheureux s’empressa de laisser retomber sa robe toute trempée pour les cacher.
Puis parut un second cortège, dont la vue suffit à imposer le silence sur notre rive. Ce silence était une marque de respect, car une douzaine de lanciers escortaient un char à bœufs tendu de linges blancs et dans lequel se tenaient deux femmes et un prêtre. L’une d’elles était Guenièvre, l’autre la reine Elaine, la mère de Lancelot, mais le plus stupéfiant dans tout cela, c’était l’identité du prêtre : l’évêque Sansum. Il était revêtu de tous les insignes de sa charge : un monceau de chapes éclatantes et de châles brodés, avec une grosse croix rouge et or autour du cou. Son front tonsuré était rosi par le soleil ; au-dessus de ses cheveux noirs se dressaient comme des oreilles de souris. Lughtigern, le surnommait toujours Nimue, le Seigneur des Souris.
« Je croyais que Guenièvre ne pouvait pas le souffrir, dis-je, car Guenièvre et Sansum avaient toujours été les ennemis les plus implacables, et pourtant notre souriceau rejoignait la rivière dans la voiture de Guenièvre. Et je le croyais en disgrâce ? ajoutai-je.
— Ça flotte parfois, la merde, grogna Culhwch.
— Et Guenièvre n’est même pas chrétienne, protestai-je.
— Et vois un peu l’autre merde qui l’accompagne ! » ajouta Culhwch, montrant du doigt un groupe de six cavaliers qui suivaient le char imposant. C’est Lancelot qui les conduisait, monté sur son cheval noir, vêtu d’un simple pantalon et d’une chemise blanche. Il avançait flanqué des jumeaux d’Arthur, Amhar et Loholt, dans leur accoutrement de guerre, avec des casques à plume, des cottes de mailles et de longues bottes. Derrière eux se trouvaient trois autres cavaliers, l’un en armure, les deux autres avec la longue robe blanche des druides.
« Des druides ? fis-je. À un baptême ? »
Galahad haussa les épaules, bien incapable d’y trouver la moindre explication. Les deux druides étaient des jeunes hommes bien charpentés, avec de beaux visages bruns, de longues barbes noires épaisses, des cheveux noirs brossés avec soin qui mettaient en évidence leur tonsure. Ils portaient des bâtons noirs surmontés de gui et, fait inhabituel pour les druides, ils avaient l’un et l’autre un fourreau. Le guerrier qui chevauchait avec eux, je m’en rendis compte, n’était pas un homme, mais une femme : une grande rousse à la nuque raide, dont les tresses d’une longueur extravagante descendaient en cascade de son casque d’argent jusqu’à l’échine de sa monture.
« Elle s’appelle Ade, me dit Culhwch.
— Qui est-ce ?
— À ton avis ? Sa boniche ? Elle lui tient chaud dans son lit, ajouta Culhwch hilare. Elle ne te rappelle personne ? »
Elle me faisait penser à Ladwys, la maîtresse de Gundleus. Était-ce le destin des rois de Silurie que d’avoir toujours une maîtresse qui montait à cheval et portait l’épée comme un homme ? Ade avait en effet une longue épée à la hanche, une lance à la main et un bouclier orné d’un pygargue à la main.
« La maîtresse de Gundleus, répondis-je à Culhwch.
— Avec ces cheveux roux ? fit-il en secouant la tête.
— Guenièvre », rectifiai-je. De fait, la ressemblance était frappante entre Ade et la hautaine Guenièvre assise à côté de la reine Elaine. La reine était pâle, mais ne laissait autrement paraître aucun signe de la maladie dont la rumeur disait qu’elle était en train de la tuer. Guenièvre était plus belle que jamais et ne portait aucune trace des épreuves de l’accouchement. Elle n’était pas venue avec son enfant. Au demeurant, je ne m’y attendais pas. Gwydre se trouvait sans doute à Lindinis, en sécurité dans les bras d’une nourrice, et assez loin pour que ses vagissements ne troublent point le sommeil de Guenièvre.
Les jumeaux d’Arthur mirent pied à terre à la suite de Lancelot. Ils étaient encore fort jeunes, en fait juste assez âgés pour porter une lance à la guerre. Je les avais rencontrés à maintes reprises, mais je ne les aimais pas car le bon sens et le pragmatisme d’Arthur leur faisaient défaut. Ils avaient toujours été des enfants gâtés, ce qui avait donné des jeunes gens colériques, égoïstes et cupides qui en voulaient à leur père, méprisaient leur mère, Ailleann, et se vengeaient de leur bâtardise sur les gens qui n’osaient pas remettre à leur place les rejetons d’Arthur. Ils étaient détestables. Les deux druides se laissèrent à leur tour glisser à terre pour aller se placer à côté du char.
C’est Culhwch qui, le premier, comprit ce que manigançait Lancelot.
« S’il se fait baptiser, gronda-t-il, il ne peut plus rejoindre le cercle de Mithra, n’est-ce pas ?
— Bedwin l’a bien fait, fis-je valoir, et il était pourtant un évêque.
— Ce cher Bedwin, m’expliqua Culhwch, jouait sur les deux tableaux. Quand il est mort, on a retrouvé chez lui une image de Bel et sa femme nous a dit qu’il lui sacrifiait. Voyez si je me trompe. Voilà comment Lancelot se débrouille pour éviter d’essuyer un refus des élus de Mithra.
— Peut-être a-t-il été touché par Dieu, protesta Galahad.
— Alors votre Dieu doit avoir les mains sales, maintenant, rétorqua Culhwch, sauf le respect que je vous dois, vu qu’il est votre frère.
— Demi-frère », rectifia Galahad, qui ne voulait pas être associé de trop près à Lancelot.
Le char s’était arrêté tout près de la rive. Sansum descendit de sa couche et, sans prendre la peine de relever ses magnifiques robes, traversa les joncs pour patauger dans la rivière. Lancelot descendit de cheval et attendit sur la rive que l’évêque eût mis la main sur la croix. Il est petit, Sansum, et l’eau lui arrivait à hauteur de la grosse croix qui ornait son étroite poitrine. Il se tourna vers l’assemblée de fidèles involontaires que nous formions, et s’exprima d’une voix forte : « Cette semaine, vous porterez vos lances contre l’ennemi et Dieu vous bénira ! Aujourd’hui même, dans cette rivière, vous verrez un signe de la puissance de notre Dieu. » Les chrétiens de la prairie se signèrent, tandis que certains païens, comme Culhwch et moi, crachaient contre le mal.
« Vous voyez ici le roi Lancelot ! beugla Sansum en tendant la main vers Lancelot, comme si aucun d’entre nous ne l’avait reconnu. Le héros de Benoïc, le roi de Silurie et le Seigneur des Aigles !
— Le Seigneur de quoi ? demanda Culhwch.
— Et cette semaine, poursuivit Sansum, cette même semaine, il devait être reçu dans l’infecte compagnie des sectateurs de Mithra, ce faux Dieu de sang et de colère.
— C’est faux, gronda Culhwch au milieu des murmures de protestation des autres initiés présents.
— Mais hier, tonna Sansum pour faire taire la rumeur, ce noble roi a eu une vision. Une vision ! Non pas le cauchemar né d’une indigestion provoquée par quelque magicien aviné, mais un songe pur et charmant envoyé du ciel sur des ailes dorées. Une vision sainte !
— Ade a relevé ses jupes, marmonna Culhwch.
— La sainte et bienheureuse mère de Dieu s’est rendue auprès du roi Lancelot, cria Sansum. La Vierge Marie en personne, la dame des douleurs, dont les reins immaculés et parfaits ont engendré l’Enfant-Jésus, le Christ, le Sauveur de toute l’humanité. Et hier, dans un jaillissement de lumière, dans un nuage d’étoiles dorées, elle est venue auprès du roi Lancelot et a posé son adorable main sur Tanlladwyr ! »
Il fit un geste derrière lui, et Ade sortit solennellement de son fourreau l’épée de Lancelot — Tanlladwyr, le « Brillant Tueur » — et la brandit bien haut. Le soleil étincelait sur l’acier, m’éblouissant un instant.
« Avec cette épée, tonna Sansum, notre Dame bienheureuse a promis au roi qu’il donnerait la victoire à la Bretagne. Cette épée, a dit notre Dame, a été touchée par la main cicatrisée de son fils et bénie par la caresse de Sa mère. À compter de ce jour, a décrété notre Dame, cette épée sera connue comme la lame du Christ, car elle est sainte. »
Lancelot, pour lui donner crédit, faisait mine d’être affreusement gêné par ce sermon. En vérité, la cérémonie entière devait l’embarrasser car il était un homme d’un orgueil sans borne et d’une dignité fragile. Mais, tout bien pesé, il avait dû juger préférable de faire trempette que de subir l’humiliation d’un refus des adeptes de Mithra. La certitude de son rejet avait dû l’inciter à cette répudiation publique de tous les dieux païens. Guenièvre, pour sa part, détournait ostensiblement les yeux de la rivière pour contempler plutôt les étendards de guerre hissés sur les remparts de terre et de bois de Corinium. C’était une païenne, une adoratrice d’Isis, et elle était même connue pour sa haine du christianisme. Manifestement, elle l’avait mise entre parenthèses sous l’empire de la nécessité de soutenir cette cérémonie publique qui épargnait à Lancelot l’humiliation de Mithra. Les deux druides lui parlaient à voix basse, lui arrachant parfois quelques rires.
Sansum se tourna vers Lancelot.
« Seigneur Roi, appela-t-il d’une voix assez forte pour que nous puissions l’entendre de l’autre rive, venez ! Venez maintenant dans les eaux de vie, venez comme un petit enfant recevoir votre baptême dans la sainte Église du seul vrai Dieu. »
Guenièvre se retourna lentement pour regarder Lancelot marcher dans la rivière. Galahad se signa. Sur la rive opposée, les prêtres chrétiens ouvraient grands les bras en un geste de prière tandis que les femmes de la ville tombaient à genoux tout en enveloppant d’un regard extatique le bel et grand roi qui pataugeait dans l’eau en direction de l’évêque. Le soleil brillait sur l’eau et étincelait sur l’or de la croix. Lancelot tenait les yeux baissés, comme s’il ne voulait pas voir les témoins de ce rite humiliant.
Sansum allongea le bras et posa la main sur le sommet du crâne du roi. « Êtes-vous prêt, cria-t-il pour que chacun l’entendît, à embrasser l’unique vraie foi, la seule foi, la foi du Christ qui est mort pour nos péchés ? »
Lancelot a dû répondre « oui », bien qu’aucun de nous n’ait pu l’entendre.
« Et êtes-vous prêt, beugla-t-il encore plus fort, à renoncer ce faisant à tous les autres dieux et à toutes les autres fois, à tous les autres esprits fétides, aux démons et idoles nés du Malin, dont les actes répugnants abusent le monde ? »
Lancelot hocha la tête et murmura son assentiment.
« Êtes-vous prêt, poursuivit Sansum en se délectant, à dénoncer et à tourner en dérision les pratiques des sectateurs de Mithra et à les présenter pour ce qu’elles sont : les excréments de Satan et l’horreur de Notre Seigneur Jésus-Christ ?
— Je le suis, répondit Lancelot, cette fois d’une voix assez claire pour que tout le monde l’entendît.
— Alors au nom du Père, brailla Sansum, du Fils et du Saint-Esprit, je te déclare chrétien. » Sur ce, il appuya de toutes ses forces sur la chevelure huilée du roi, obligeant Lancelot à plonger la tête dans l’eau froide de la Churn. Sansum l’y maintint si longtemps que je crus que le salaud allait se noyer, mais Sansum finit par lui faire signe de se relever. « Et, termina Sansum tandis que Lancelot bredouillait et recrachait de l’eau, je vous proclame maintenant bienheureux, je vous baptise du nom de chrétien et vous enrôle dans la sainte armée des guerriers du Christ. » Ne sachant trop que faire, Guenièvre applaudit courtoisement. Les femmes et les prêtres entonnèrent un nouveau chant qui, pour de la musique chrétienne, était étonnamment enjoué.
« Sacré nom d’une sacrée pute, demanda Culhwch, qu’est-ce que c’est qu’un saint esprit ? »
Mais Galahad ne prit pas le temps de répondre. Exultant de bonheur à cause du baptême de son frère, il avait plongé dans la rivière, dont il ressortit sur l’autre rive en même temps que son demi-frère rougissant. Lancelot ne s’attendait pas à le voir. L’espace d’une seconde, il se raidit, sans doute en pensant à son amitié avec moi, mais il se souvint tout à coup du devoir d’amour chrétien qui venait de lui être imposé et se soumit à l’étreinte enthousiaste de Galahad.
« Allons-nous embrasser ce salaud nous aussi ? me demanda Culhwch avec un large sourire.
— Fichons-lui la paix », fis-je. Lancelot ne m’avait pas vu, et je n’avais aucune envie de me faire remarquer. Mais c’est alors que Sansum, qui était sorti de la rivière et s’efforçait d’essorer ses lourdes robes, me remarqua. Le Seigneur des Souris ne pouvait s’empêcher de provoquer un ennemi. Et je n’y coupai pas maintenant.
« Seigneur Derfel ! » lança l’évêque.
Je fis mine de ne pas entendre. Entendant mon nom, Guenièvre releva brusquement la tête. Elle qui était en pleine discussion avec Lancelot et son demi-frère, elle donna un ordre au bouvier qui aiguillonna les flancs de ses bêtes. Le char fit une brusque embardée. Lancelot grimpa à la hâte sur le véhicule en pleine course, abandonnant son escorte à côté de la rivière. Ade suivit, tenant son cheval par la bride.
« Seigneur Derfel ! » appela de nouveau Sansum.
Je me retournai à contrecœur pour lui faire face.
« Oui, l’évêque ? »
— Pourrais-je t’amener à suivre le roi Lancelot dans la rivière De guérison ?
— Je me suis baigne à la dernière pleine lune, Monseigneur », répliquai-je, provoquant l’hilarité des guerriers de notre rive.
Sansum fit un signe de croix. « Tu devrais te laver dans le sang sacré de l’Agneau de Dieu, lança-t-il, pour laver la souillure de Mithra ! Tu es une créature du mal, Derfel, un pécheur, un idolâtre, un rejeton du démon, une engeance de Saxons, un maître putassier ! »
La dernière insulte me fit bouillir de rage. Les autres insultes n’étaient que des mots. Mais, si intelligent fût-il, Sansum n’avait jamais été un homme prudent dans les confrontations publiques. Il n’avait pu résister à la tentation de cette dernière insulte à l’adresse de Ceinwyn, et sa provocation me fit charger. C’est sous les hourras de plus en plus nourris des guerriers que je mis le pied sur l’autre rive de la Churn tandis que, pris de panique, Sansum détalait. Il avait une bonne longueur d’avance sur moi, et c’était un homme souple et rapide, mais ses lourdes robes ruisselantes se prenaient dans ses pieds, et je le saisis au collet à quelques pas de la rive. Je le fis trébucher d’un coup de lance et l’envoyai s’étaler au milieu des pâquerettes et des primevères des champs.
Puis je tirai mon Hywelbane et plaçai sa lame sur sa gorge.
« Hé ! l’évêque, je n’ai pas bien entendu le dernier nom d’oiseau dont tu m’as traité. »
Il ne dit mot, se contentant de jeter un œil vers les quatre compagnons de Lancelot qui se rapprochaient. Amhar et Loholt avaient tiré leurs épées, mais les deux druides laissèrent leurs armes au fourreau et m’observaient d’un visage impassible. Culhwch avait traversé la rivière à son tour pour se poster à côté de moi, ainsi que Galahad, tandis que les lanciers inquiets de Lancelot nous regardaient de loin.
« Quel mot as-tu employé, l’évêque ? demandai-je, chatouillant sa gorge de la pointe d’Hywelbane.
— La putain de Babylone, bredouilla-t-il désespérément, tous les païens l’adorent. La femme écarlate, Seigneur Derfel, la bête ! L’Antéchrist ! »
Je souris.
« J’ai cru que tu insultais la princesse Ceinwyn.
— Non, Seigneur, non ! Non ! protesta-t-il en joignant les mains. Jamais !
— Tu me promets ?
— Je le jure, Seigneur ! Par le Saint-Esprit, je le jure.
— Je ne sais pas qui est le Saint-Esprit, l’évêque, dis-je, en lui donnant un petit coup sur la pomme d’Adam avec la pointe d’Hywelbane. Jure sur mon épée, fis-je, baise-la, et je te croirai. »
À cet instant, il me détestait. Il ne m’avait jamais beaucoup aimé, mais maintenant il me haïssait. Il n’en posa pas moins les lèvres sur la lame d’Hywelbane et baisa l’acier : « Je ne voulais pas insulter la princesse, je le jure. »
Je gardai un instant Hywelbane sur ses lèvres, puis rentrai mon épée et le laissai se relever.
« Je croyais que tu avais une Sainte Épine à garder à Ynys Wydryn, l’évêque ? »
Il brossa l’herbe de ses robes trempées.
« Dieu m’appelle à de plus hautes fonctions, aboya-t-il.
— Je t’écoute. »
Il leva la tête vers moi, les yeux injectés de haine, mais sa peur triompha de sa haine.
« Dieu m’a appelé aux côtés du roi Lancelot, et Sa grâce a su attendrir le cœur de la princesse Guenièvre. J’ai encore l’espoir qu’elle puisse voir un jour Sa lumière éternelle.
— Elle a la lumière d’Isis, l’évêque, fis-je en m’esclaffant, et tu le sais. Et elle te déteste, immonde créature. Que lui as-tu donc apporté pour la faire changer d’avis ?
— Apporté ? fit-il d’un air sournois. Qu’ai-je donc à offrir à une princesse ? Je n’ai rien, je ne suis qu’un pauvre au service de Dieu, je ne suis qu’un humble prêtre.
— Tu es un crapaud, Sansum, fis-je en glissant Hywelbane dans son fourreau. De la merde écrasée sous mes bottes. » Je crachai pour conjurer le mal. À ses mots, je devinais que c’était lui qui avait eu l’idée de proposer le baptême à Lancelot et cette idée avait assez bien réussi à épargner au roi de Silurie l’embarras d’affronter les initiés de Mithra. Mais je n’arrivais pas à croire que la suggestion avait suffi pour le faire rentrer dans les bonnes grâces de Guenièvre et la réconcilier avec sa religion. Il avait dû lui offrir quelque chose, ou lui faire une promesse, mais je savais bien qu’il ne m’en ferait jamais la confession. Je crachai à nouveau et Sansum, prenant ce crachat pour un congé, fila vers la ville.
« Jolie démonstration, dit l’un des druides d’un ton caustique.
— Et je Seigneur Derfel Cadarn, renchérit l’autre, n’a pas la réputation de faire dans la dentelle. »
Je le regardai d’un air furieux. Il inclina la tête et se présenta :
« Dinas, fit-il.
— Et moi, c’est Lavaine », dit son compagnon. Tous deux étaient de grands jeunes hommes, bâtis comme des guerriers, avec un visage dur et assuré. Leurs robes étaient d’un blanc éclatant et leur longue chevelure noire était soigneusement peignée, trahissant une délicatesse exagérée qui rendait un tantinet glaçante leur immobilité. Le même calme qu’un Sagramor. Et qui faisait défaut à Arthur. Il était par trop agité, mais Sagramor, comme d’autres grands guerriers, gardait dans la bataille un calme qui glaçait les sangs. Dans la mêlée, je ne crains jamais les hommes qui font du bruit, mais je me tiens sur mes gardes quand l’ennemi est calme, car ce sont les hommes les plus dangereux. Et ces deux druides avaient la même calme assurance. Ils se ressemblaient comme des frères.
« Nous sommes jumeaux, expliqua Dinas, lisant peut-être dans mes pensées.
— Comme Amhar et Loholt, ajouta Lavaine, faisant un geste en direction des fils d’Arthur qui n’avaient toujours pas rengainé leurs épées. Mais on peut nous distinguer l’un de l’autre. J’ai une balafre ici, expliqua Lavaine, touchant sa joue droite où une cicatrice blanche se perdait sous sa barbe en bataille.
— Qu’il a reçue à Lugg Vale, ajouta Dinas qui, comme son frère avait une voix extraordinairement grave, une voix rude qui s’accordait mal avec sa jeunesse.
— J’ai vu Tanaburs à Lugg Vale, dis-je, et je me souviens de Iorweth, mais je n’ai pas souvenir d’autres druides dans l’armée de Gorfyddyd.
— À Lugg Vale, expliqua Dinas en souriant, nous avons combattu en guerriers.
— Et nous avons tué notre content de Dumnoniens, ajouta Lavaine.
— Et nous n’avons pris la tonsure qu’après la bataille, expliqua Dinas, dont le regard restait fixe et qui ne clignait jamais des paupières. Et maintenant, ajouta-t-il à voix basse, nous servons le roi Lancelot.
— Ses serments sont les nôtres », déclara Lavaine.
Il y avait dans ses propos une menace voilée, mais une menace vague, pas une provocation. Je choisis de les défier :
« Comment des druides peuvent-ils servir un chrétien ?
— En pratiquant une magie ancienne à côté de leur magie, naturellement, répondit Lavaine.
— Et nous pratiquons la magie, Seigneur Derfel. »
Dinas tendit sa main vide, la replia et la retourna. Quand il rouvrit les doigts, il y avait dans sa paume un œuf de grive, dont il se débarrassa d’un air insouciant. « Nous servons le roi Lancelot de notre plein gré, reprit-il, et ses amis sont nos amis...
— ...et ses ennemis sont nos ennemis, finit Lavaine à sa place.
— Et toi, lança le fils d’Arthur qui ne put se retenir de s’associer à la provocation, tu es l’ennemi de notre roi. »
Je considérai les jumeaux : des blancs-becs mal dégourdis, qui péchaient par excès d’orgueil et manque de sagesse. Tous deux avaient le long visage osseux de leur père, mais en l’occurrence voilé d’un masque de susceptibilité et de rancœur.
« En quoi suis-je l’ennemi de ton roi, Loholt ? » lui demandai-je.
Il ne sut que dire et aucun des autres ne répondit à sa place. Dinas et Lavaine étaient trop avisés pour déclencher la bagarre ici, même en sachant tous les lanciers de Lancelot à proximité. Car Culhwch et Galahad étaient à mes côtés, et mes partisans se comptaient par vingtaines de l’autre côté de la rivière, à quelques pas à peine. Loholt rougit, mais ne dit mot.
Je frappai son épée avec Hywelbane, puis me rapprochai de lui.
« Laisse-moi te donner un conseil, Loholt, commençai-je à voix basse. Mets plus de soin à choisir tes ennemis que tu n’en mets à choisir tes amis. Je n’ai rien contre toi, et je ne veux pas de querelle avec toi, mais si tu me cherches, sache que mon affection pour ton père et mon amitié avec ta mère ne me retiendront pas de plonger Hywelbane dans tes entrailles et d’ensevelir ton âme sous un tas de fumier. » Je rengainai mon épée. « File, maintenant. »
Il me regarda en papillotant des yeux, sans avoir assez de cran pour se battre. Il alla chercher son cheval, et Amhar le suivit. Dinas et Lavaine riaient. Et Dinas m’adressa même un signe de tête :
« Une victoire !
— Nous sommes en déroute, mais pouvait-on espérer autre chose face à un Guerrier du Chaudron ? lança Divaine en prononçant ce titre d’un ton moqueur.
— Et d’un tueur de druides, ajoutai-je sans la moindre trace de raillerie.
— Notre grand-père Tanaburs », dit Lavaine, et je me souvins que Galahad m’avait prévenu sur la Route de Ténèbre de l’inimitié de ces deux druides.
« Il est notoirement imprudent de trucider un druide, commenta Lavaine de sa voix rude.
— Surtout notre grand-père, ajouta Dinas, qui a été comme un père pour nous.
— Lorsque notre père est mort, précisa Lavaine.
— Quand nous étions jeunes.
— D’une affreuse maladie.
— Il était druide, lui aussi, reprit Dinas, et il nous a appris à jeter des sorts. Nous savons faire nieller les blés.
— Nous savons faire gémir les femmes.
— Et aigrir le lait.
— Quand il est encore au sein », conclut Lavaine. Tournant brusquement les talons, il se remit en selle avec une surprenante agilité.
Son frère monta à son tour sur son cheval et prit les rênes en main. « Mais nous savons faire bien plus que tourner le lait », prévint Dinas, tout en me regardant d’un air sinistre du haut de son cheval. Une fois de plus, il tendit la main, la referma, la retourna et la rouvrit à nouveau : dans sa paume, se trouvait une étoile en parchemin à cinq pointes. Il sourit puis déchira le parchemin en petits morceaux qu’il éparpilla sur l’herbe. « Nous savons faire disparaître les étoiles », lança-t-il en guise d’adieu, puis il éperonna sa monture.
Ils s’éloignèrent au galop. Je crachai. Culhwch récupéra ma lance et me la tendit.
« Qui diable sont-ils ? demanda-t-il.
— Les petits-fils de Tanaburs – je crachai une seconde fois pour conjurer le mal –, les petits-fils d’un mauvais druide.
— Et ils peuvent faire disparaître les étoiles ?
— Une étoile. »
Il avait l’air dubitatif. Je regardai les deux cavaliers. Ceinwyn, je le savais, était en lieu sûr dans la salle de son frère. Mais je savais aussi qu’il me faudrait tuer les jumeaux siluriens si je voulais assurer sa sécurité. La malédiction de Tanaburs était sur moi, et cette malédiction avait un nom : Dinas et Lavaine. Je crachai une troisième fois et portai la main à la garde d’Hywelbane.
« Nous aurions dû tuer ton frère en Benoïc, grogna Culhwch à l’adresse de Galahad.
— Dieu me pardonne, fit Galahad, mais tu as raison. »
Cuneglas arriva deux jours plus tard. Ce soir-là se tint le Conseil de guerre et, après le Conseil, sous la lune à son décours et à la lueur des torches, nous consacrâmes nos lances à la guerre contre les Saxons. Nous autres, les guerriers de Mithra, nous plongeâmes nos lames dans du sang de taureau, mais nous n’eûmes pas de réunion pour élire de nouveaux initiés. Ce n’était pas nécessaire. Par son baptême, Lancelot avait évité l’humiliation d’un rejet. Mais comment un chrétien pouvait-il recourir aux services de druides ? Cela restait pour moi un mystère que nul ne put m’expliquer.
Merlin arriva ce jour-là, et c’est lui qui présida aux rites païens, Iorweth de Powys l’aida, mais il n’y eut aucun signe de Dinas ni de Lavaine. Nous entonnâmes le Chant de Guerre de Beli Mawr avant de plonger nos lances dans le sang. Nous jurâmes la mort des Saxons, de tous, jusqu’au dernier. Le lendemain, nous prenions la route.